Retrouvez le débat organisé par Eric Aeschimann et David Revault d'Allonnes pour le quotidien Libération, disponible sur le site Internet du journal en cliquant ici.
Annoncer la mort du socialisme. N’est-ce pas prématuré ?
Manuel Valls : Je ne sous-estime ni la force des mots, ni l’attachement aux symboles et à une histoire de luttes sociales. Des générations entières ont associé leur espoir au mot «socialisme». Mais cet attachement justifie-t-il de conserver un vocable quand la gauche a partout échoué à le mettre en œuvre ? A l’origine, Pierre Leroux a inventé ce mot pour faire pièce à l’individualisme : il y a là une dimension collective qui pourrait encore être utile. Mais socialisme a surtout très longtemps signifié socialisation des moyens de production, ce qui est aujourd’hui tout à fait impossible ! Créer une espérance pour le 21ème siècle en utilisant un concept ambigu du 19ème risque de brouiller notre identité. Il faut désormais privilégier la clarté du projet au fétichisme des mots. Un changement de nom serait un signe fort de notre rénovation.
Aquilino Morelle : Je crois que l’idée socialiste reste vivante. Les valeurs qu’elle porte - égalité, progrès, maîtrise d’un destin collectif - sont fortes et pérennes. Et sa mission historique n’est pas achevée : combattre, maîtriser un capitalisme qui devient sauvage lorsqu’il est livré à lui-même ; et proposer un modèle de développement différent. L’actualité du socialisme, c’est de continuer à encadrer le capitalisme tout en défrichant les territoires d’une nouvelle utopie. Une utopie qui échappe à l’«économisme», c’est-à-dire au primat accordé à l’économie. Quant à l’objection sur l’ancienneté du mot «socialisme», je rappelle que le libéralisme est né au 18ème siècle et que le capitalisme plonge ses racines dans le 15ème siècle… Pas de fétichisme dans mon attachement à ce mot, mais la conviction que l’on ne peut être moderne que si l’on reste fidèle à son histoire.
M.V. : L’événement majeur, c’est l’effondrement du bloc soviétique. Depuis, le socialisme est ce «grand cadavre à la renverse» dont parle Bernard-Henri Lévy. Et «l’idée même d’une autre société est devenue impossible à penser», pour reprendre les mots de François Furet. Cette fin de l’utopie, les socialistes français ont refusé de la théoriser en 1983, au moment du changement de cap économique. Il faut réinventer la gauche en s’interrogeant sur les nouvelles formes de la question sociale et en partant de notre point de clivage fondamental avec la droite. Si la droite envisage les inégalités comme le produit inéluctable de la vie, la gauche les considère comme le résultat contingent de l’organisation sociale. C’est de cette différence essentielle que découleront nos propositions concrètes.
Il faudrait donc «réinventer le socialisme» ?
A.M. : Je suis favorable à revisiter le contenu du socialisme, mais il y a dans la prétention à le «réinventer» une manière d’effacer tout un héritage qui me choque. Manuel Valls évoquait Pierre Leroux : c’est lui qui a forgé le terme «socialisme», en 1830, par réaction non au capitalisme, mais à l’individualisme, déjà. Or, l’individualisme reste l’une des plaies de nos sociétés. Le socialisme, c’est l’émancipation de l’individu, pas le sacre de l’individualisme. Le socialisme, c’est aussi donner à la société une perspective de long terme : là non plus, il n’y a rien à réinventer.
M.V. : La gauche peut concevoir des utopies concrètes (la défense de l’environnement par exemple), mais elle doit renoncer aux utopies grandioses (comme une société sans classes). En outre, je ne partage pas la critique de l’individualisme exprimée par Aquilino Morelle. Jaurès lui même définissait le socialisme comme «un individualisme total et complet» ! Aujourd’hui, la gauche doit assurer par tous les moyens une meilleure distribution des chances pour garantir à chacun les moyens de sa propre autonomie. Son but ultime est d’aider chaque citoyen «à se frayer son chemin» comme le dit Anthony Giddens.
Au moment où l’Etat américain entre dans le capital de groupes privées, pourquoi la gauche européenne s’interdirait-elle de nationaliser ?
A.M. : En 1981, le PS voulait tout nationaliser, et à 100 % ! Aujourd’hui, il s’interdit d’évoquer le sujet. C’est absurde. Nous devrions être capables de proposer des nationalisations dans certains cas. Sans complexe.
M.V. : Le capitalisme est pragmatique et n’hésite pas à appeler l’Etat à sa rescousse quand il en a besoin. Oui, le cas échéant, des nationalisations partielles sont possibles. Si c’est moins cher et plus efficace, il n’y a pas de raison pour se l’interdire. Inversement, quand le gouvernement de Lionel Jospin a fusionné Airbus et Lagardère pour former EADS, ce n’était pas une privatisation, mais la constitution d’un groupe industriel européen.
Pourquoi la social-démocratie européenne n’a-t-elle pas tiré un profit politique et électoral de la crise ?
A.M. : La crise génère un climat d’anxiété et une demande d’ordre favorables à la droite. D’autant plus que celle-ci, par cynisme, nous a volé nos thèmes. Les mêmes qui, hier, étaient les chantres du libéralisme, se présentent désormais comme les apôtres du keynésianisme ! Et puis, la social-démocratie a été victime de son propre succès : ses valeurs ont diffusé, ce qui a dilué son identité. Enfin, elle a été sanctionnée parce qu’elle n’a pas su dénoncer le capitalisme, ses excès et ses dérives, avant la crise. Victime de l’intimidation libérale, elle s’est résignée à l’explosion des inégalités. Elle a baissé les bras et les citoyens européens s’en sont détournés.
Dans «Parti socialiste», il y a aussi le mot «parti», qui renvoie à une forme spécifique d’organisation collective. Faut-il abandonner cette forme ?
A.M. :Ce n’est pas la forme «parti» en elle-même qui pose problème, mais la difficulté du PS à assurer correctement les missions de tout parti : porter un projet, sélectionner ses candidats, faire l’éducation de la population et conquérir le pouvoir. Cette crise du PS a des ressorts puissants. Le repli : il nous faut renouer le lien avec les syndicats, les associations, les intellectuels, représenter la diversité ethnique, culturelle, professionnelle de la France, s’ouvrir à de nouvelles manières de militer. Le déni de la réalité : nous avons peur de nous-mêmes, d’utiliser un certain nombre de mots, de prendre certaines positions, nous peinons à trancher les débats. La pulsion gestionnaire, enfin : trop souvent, les socialistes se sentent tenus d’en rajouter dans une course à la place de meilleur élève de la classe de gestion.
M.V. : L’idée selon laquelle un parti pourrait être, à lui seul, porteur d’un projet clés en main, capable de répondre à tous les problèmes, est condamnée. Le citoyen d’aujourd’hui est beaucoup moins passif et captif qu’hier. Il change d’opinion et va vers ce qui l’intéresse. Regardez ce qu’ont fait les démocrates américains : ils ont su élargir le corps électoral pour leurs primaires et se servir d’Internet pour construire un parti-société qui, du coup, a désigné Obama. Voilà ce vers quoi nous devons aller. Un parti ferme, un mouvement ouvre.
La rupture que vous préconisez est-elle une façon de tourner la page du 21 avril 2002 ?
M.V. : Aujourd’hui, le PS dévore ses enfants. Il y a une génération qui a failli. Il faut qu’elle passe la main. Le 21 avril 2002 agit comme une brûlure, qui continue de produire ses effets. Les années Jospin ont été des années de gouvernement de qualité, très professionnelles, sans scandale, avec une forme de morale dans l’action gouvernementale, mais qui ont manqué de théorisation, d’un accompagnement en termes de projet et d’idées. Nous avons bien géré, mais sans créer une perspective, sans redéfinir ce qu’était le socialisme ou la social-démocratie à la française.
A.M. : Le 21 avril 2002 conservera toujours une part de mystère. Néanmoins, je pense que cet événement a correspondu à la fin de trois cycles. La fin d’une parenthèse électorale, celle de la victoire surprise et acquise de justesse de la gauche plurielle en 1997. La fin du mitterrandisme, c’est-à-dire de la révision de la doctrine socialiste face à la réalité, en particulier européenne, engagée en 1983. Et enfin l’achèvement du cycle d’Epinay ouvert en 1971. Oui, une nouvelle génération doit faire naître un nouveau PS.
Le 21 avril a laissé sans réponse la question du rapport entre le leadership et le projet. Par lequel faut-il commencer ?
A.M. : Il est irénique d’imaginer qu’on pourrait d’abord rédiger un projet, puis choisir un candidat qui le porterait. Un programme, cela nécessite de trancher un certain nombre de points, et donc un leadership. Et l’élection présidentielle structure notre vie politique. Si nous sommes pour un changement de République, il faut le dire et l’assumer. Sinon, il faut être capable d’affirmer un leadership.
M.V. : Depuis 2002, le PS répète : «On va d’abord débattre, on va d’abord faire un projet.» C’est une tartufferie ! Compte tenu de la personnalisation croissante de la vie politique, il n’est plus possible de traiter du leadership après les questions de fond. Ceux qui veulent être candidats sont porteurs de propositions et d’idées. Mais ils s’avancent vers les militants - ou vers les électeurs de gauche en cas de primaires - en affirmant un leadership, c’est-à-dire un style, une manière d’être, une vision pour le pays, une méthode de gouvernement.