La loi Hadopi a été votée le mardi 12 mai. Je ne crois pas à son efficacité et elle est probablement déjà dépassée. Les socialistes saisiront d'ailleurs le Conseil constitutionnel. Mais elle a ouvert un débat dans la société et entre la gauche et une partie du monde de la culture. J'ai ainsi eu plaisir à débattre avec Denis Olivennes, directeur du Nouvel Observateur, ancien PDG de la FNAC et animateur des accords de l'Elysée. Cette confrontation paraît dans le Nouvel Observateur de ce jeudi 14 mai. Vous trouverez à la suite sa version intégrale.
Débat Manuel Valls / Denis Olivennes
DO. Votre position très hostile à la loi Création et Internet a surpris. Vous pouvez expliquez ce qui vous déplaît dans cette loi ?
MV. J’ai longuement mûri ma réflexion depuis l’échec de la loi DADVSI. Je ne veux pas cautionner un système qui oppose les auteurs et les artistes interprètes à leur public alors même que le projet de loi HADOPI n’offre pas de moyens supplémentaires pour la création. Les créateurs ne seront pas plus protégés parce que le téléchargement continuera sans que la rémunération de leurs droits s’améliore. Contrairement à ce qu’affirment les défenseurs de la loi, l’HADOPI ne changera rien à la tendance de fond à laquelle est confrontée la création musicale. Les dispositifs pour contourner la surveillance de l’autorité existent déjà et se développeront encore. Les adresses IP peuvent être cryptées ou même usurpées. Il s’agit donc d’un dispositif techniquement inapplicable et qui ne permet pas l’émergence d'un modèle économique adapté à l'ère numérique.
DO. L'argument selon lequel c'est inapplicable, vous me l'accorderez, est étrange : si cette loi est inapplicable, laissez la donc voter ! Pourquoi s'opposer avec tant de fièvre à un dispositif sans danger ? Plus sérieusement, depuis 1998, le piratage se développe sur grande échelle. En France, tout particulièrement. En cinq ans, la musique a perdu 50% de ses revenus. Maintenant c'est le tour du cinéma. Pour nos voisins, les Italiens, les Espagnols, les Allemands etc., cela n'a guère d'importance puisque 80 à 90% de la musique ou du cinéma consommé chez eux est anglo-saxon. Mais pas chez nous. Cette loi essaie de dissuader le piratage. Pourquoi ne pas essayer ?
MV. Comme vous, je suis préoccupé par la situation que vous décrivez. Si certains créateurs n’ont pas compris notre opposition à la loi HADOPI, c’est peut-être parce que nous n’avons pas suffisamment dialogué avec eux. Mais la corrélation entre l’augmentation du téléchargement illégal et la baisse des ventes des CD et DVD n’est pas prouvée. Les copieurs assidus sont également en proportion les plus gros acheteurs de CD. Les principaux motifs de téléchargement sont sans doute dus à de nouvelles pratiques mais aussi au manque de diversité culturelle dans les canaux traditionnels de distribution et à de prix très élevé.
En outre, comme vous le savez, la lutte contre le piratage a déjà été expérimentée avec la loi DADVSI et manifestement, cela n’a pas marché. Le projet de loi est décalé car il s’attache uniquement à la question du téléchargement. Or, aujourd’hui, le streaming commence à supplanter le téléchargement et bientôt avec la diversification des terminaux, le téléchargement ne sera plus le mode le plus répandu pour avoir accès aux contenus.
Et surtout, plus grave encore, le texte passe sous silence la principale question qui nous préoccupe tous les deux, je veux parler de la rémunération des auteurs. Il y a trois ans, on nous certifiait que le simple fait d’adopter la loi allait mettre fin aux téléchargements illégaux et que de fait tous les internautes allaient massivement basculer vers les offres légales et qu’il était en soi totalement inutile de prévoir une rémunération nouvelle pour les créateurs. C’est pourquoi tout au long du débat de ces dernières semaines, nous avons proposé la mise en place d’une contribution créative et une réorientation des produits de la taxe sur les fournisseurs d’accès à Internet.
Plutôt que de s'épuiser à contrarier les évolutions technologiques, il faudrait trouver de nouveaux moyens de financement.
DO. Il est certain que le PS pas dialogué avec les créateurs. C'est curieux d'ailleurs. On ne peut pas reprocher à Nicolas Sarkozy de ne pas écouter les enseignants chercheurs ou les personnels hospitaliers et se conduire de la même manière. 180 auteurs compositeurs de musique, 20 cinéastes pour la plupart de gauche (Tavernier, Costa-Gavras, Corneau..), 5 grandes figures de la gauche culturelle (Piccoli, Juliette Greco..) vous l'ont dit sans détour.
Revenons au fond. Non, vous ne pouvez pas dire que le piratage est sans rapport avec les difficultés de la musique et maintenant du cinéma - j'ajouterais : demain, de l'édition. La chute du chiffre d'affaires a commencé dans tous les pays, au même moment, dans les mêmes proportions et le seul facteur commun, c'est le piratage.
La lutte contre le piratage était inefficace jusqu'à présent parce qu'elle était disproportionnée. Des sanctions pénales allant jusqu'à 5 ans de prison et 300.000 euros d'amendes. Inapplicable. Et injuste. D'où l'idée d'un système dissuasif et pédagogique : un avertissement, puis un deuxième si le téléchargeurs illégal continue, et enfin, s'il persévère, la convocation devant une autorité qui peut suspendre pour quelques jours son abonnement.
L'idée de la "contribution créative" est sympathique. Je l'avais d'ailleurs soumise à l'avis des Créateurs et des Fournisseurs d'Accès Internet. Ils l'ont rejetée les uns et les autres. D'abord, les chiffres n'y sont pas. Le cinéma et la musique c'est environ 7 milliards d'euros de revenus. S'il fallait en compenser la moitié, avec nos 15 millions d'abonnés à haut débit, cela ferait 20 euros par abonné et par mois ! Les fournisseurs d'accès ont dit : vous voulez nous tuer ou quoi ? Et les Créateurs refusent absolument ce système car comment ces sommes seront répartis entre les artistes ? Comment savoir dans les milliards d'échanges de fichier ce qui va à Adamo et à U2 ?
Pardon, mais si le PS avait fait son boulot, s'il avait travaillé, s'il avait rencontré les artistes, les opérateurs internet, les experts, il n'aurait pas pris ces positions irréalistes.
MV. Il est faux de dire que l’ensemble du monde culturel est favorable à la loi. La pétition « Téléchargez-moi » regroupant 86 artistes et celle signée par 13 cinéastes, dont, excusez-moi, Catherine Deneuve, Victoria Abril, Louis Garrel, Christophe Honoré, en sont la démonstration. L’ADAMI et la SPEDIDAM qui gèrent les droits de dizaines de milliers d’artistes proposent la création d’une licence globale. Vous parlez de concertation, je trouve que l’on a peu écouté par exemple, les internautes et les consommateurs !
Quant à l’action des parlementaires socialistes, je veux saluer le travail remarquable conduit par Patrick Bloche. Une société a besoin de règles et d’ordre mais on ne vote pas une loi dépassée par la technique : le basculement des supports physiques vers les supports numériques est irrémédiable.
Mais revenons effectivement au fond. Votre rapport avait posé clairement les enjeux économiques : la crise du disque est structurelle, le basculement des usages des supports physiques vers le numérique. Comme l’a récemment dit Pierre Kosciusko-Morizet, « beaucoup de gens dans la musique savent que la loi est inefficace et que le modèle des maisons de disques est un monde qui va mourir. »
Vous êtes le père de la riposte graduée mais vous feignez d'ignorer que la loi HADOPI met en place, en réalité, le principe de la triple peine : sanction pénale (trois ans de prison et 300 000 euros d’amendes), sanction administrative (suppression de l’accès à lnternet) et sanction financière (obligation de payer malgré la suspension). Critiqué par la CNIL, l’ensemble de ces mesures est incompatible avec la jurisprudence de la CJCE et incompatible avec le vote du Parlement européen du 6 mai dernier. La Suède, le Danemark, l’Allemagne ont d’ailleurs renoncé récemment à des dispositifs de ce genre.
Vous connaissez mes positions en matière de sécurité et je pense qu’une société a besoin de règles et d’ordre mais je ne vote pas une loi dépassée par la technique et inefficace. Je reste donc persuadé que la contribution créative qui crée une redevance universelle pour financer la création sera rapidement mise en place à travers le globe. C’est ce type d’outil qui est adapté à la technologie actuelle. La contribution créative n’est pas une proposition « sympathique », elle dégage des moyens et elle s’inscrit dans la droite ligne de la loi votée en 1985 créant une redevance pour copie privée payée à l’achat des cassettes et des CD vierges. Alors que HADOPI oppose les artistes entre eux, il est temps et vous serez d’accord avec moi d’entamer une véritable concertation nationale, de véritables Etats généraux de la culture pour débattre des nouveaux moyens de financer la création.
Je suis fils d’artiste-peintre, ma compagne est une musicienne, violoniste, la culture est une priorité dans ma ville, Evry. A titre personnel et comme responsable politique, je veux que la gauche renoue avec le monde de la culture mais sans nostalgie et en épousant la modernité. Saisissons nous de cette occasion.
DO. Je ne suis pas le père de la riposte graduée. J'ai simplement constaté que c'était la mesure qui permettait d'obtenir l'accord des créateurs d'un côté, des fournisseurs d'accès de l'autre. Et nous avons obtenu, fait sans précédent, cet accord unanime. Imaginez une réforme de l'école avec la signature de tous les syndicats de professeurs et de toutes les associations de parents d'élève. Donc, c'était un constat pragamatique. Je sais bien que ce n'est pas la solution parfaite et pour tout. Mais au moins on fait quelque chose avant qu'il ne soit trop tard. On essaie. On agit.
Il y a des choses qui ne vont pas dans le texte ? Pourquoi ne les avez vous pas amendé de manière constructive, par exemple ce que vous dites du maintien des sanctions pénales pour les mêmes faits. C'est un amendement que j'aurais applaudi pour ma part.
Non, ce texte n'est pas contraire aux règles européennes. Le conseil d'Etat, saisi pour avis, l'a validé. Et l'amendement voté par le Parlement Européen n'interdit pas la riposte graduée. Il l'a durcit ! Il demande en effet que la sanction ne soit pas prise par une autorité indépendante mais par un juge ! Vous auriez pu aussi demander cela. C'est plus répressif mais pourquoi pas.
Je regrette infiniment que tous ces débats, le PS ne les ai pas eu avant - sauf au Sénat où le groupe socialiste a participé activement aux auditions préalables à l'examen de la loi.
MV. L’amendement Bono voté par le Parlement européen affirme qu’aucune restriction à la liberté d’information ne doit être prise sans décision de l’autorité judiciaire. Il offre ainsi un cadre plus protecteur aux libertés individuelles et vide de sa substance le projet HADOPI. Et le Parlement européen a aussi souligné que la criminalisation des consommateurs qui ne cherchent pas à réaliser des profits ne constitue pas la bonne solution pour combattre le piratage numérique.
J’assume le fait que plusieurs d’entre nous dont Patrick Bloche, Christian Paul, Aurélie Filippetti, Sandrine Mazetier, avons convaincu les députés socialistes et la direction du PS sur nos thèses. Nous avions publié dès juin 2008 une tribune présentant des contre-propositions fortes au projet de loi. Dans ce débat, il y a aussi un aspect générationnel et je ne suis pas gêné de constater que nous ne sommes pas d’accord avec Jack Lang ou Catherine Tasca….
Ne soyez donc pas trop sévère avec le PS ! Je vous rappelle nos combats pour les intermittents, pour l’éducation artistique, contre la baisse constante des crédits à la culture. La loi HADOPI est tout sauf une loi de régulation. Si c’était le cas, elle proposerait un nouveau modèle de rémunération pour les artistes. Nous n’avons jamais cessé de faire des propositions pour adapter le droit d’auteur au numérique. L’aveuglement des majors qui s’arc-boutent sur un modèle économique dépassé risque de coûter encore cher. Elles portent une responsabilité évidente dans le développement du téléchargement illégal en ayant rendu peu attractive l’offre légale avec les DRM. Que de temps perdu ! Il est urgent de changer notre modèle. Il faut favoriser l’émergence d’un modèle économique qui corresponde à la réalité vécue par des milliers d’artistes, d’interprètes, de producteurs trop souvent oubliés par une industrie concentrée dans les mains de quelques-uns.
Ce qui est profondément de gauche, c’est bien d’élargir à tous l’accès aux biens culturels et d’être en phase avec les attentes de tous les artistes et pas d’une poignée.