Retrouvez mon portrait rédigé par Jean-Michel Normand, publié par Le Monde, hier.
Evoquer son nom devant un dirigeant socialiste déclenche en général hochement de tête navré, pincement de lèvres excédé ou yeux levés au ciel. Manuel Valls, 45 ans, agace beaucoup de monde au Parti socialiste. "Si vous saviez ce que j'ai entendu depuis que je l'ai invité fin août à la Fête de la rose de Frangy-en-Bresse...", feint de s'émouvoir Arnaud Montebourg sans doute un peu marri de s'être fait voler la vedette. Alors que les hiérarques abordent précautionneusement la "rénovation du logiciel socialiste", le député de l'Essonne et maire d'Evry collectionne les coups d'éclat. Ces derniers temps, expédier des brûlots qui font s'étrangler les gardiens du temple est devenu sa spécialité. Au soir du deuxième tour des élections législatives, il fait savoir qu'il en a "assez que la vie politique tourne autour de la vie d'un couple".
Dans la foulée, il provoque un beau tollé en proposant que le Parti socialiste change de nom "compte tenu des transformations de la société". On l'a aussi entendu appeler ses camarades "à sortir d'un discours militant et compassionnel" sur les sans-papiers, proposer "une immigration économique, qualifiée, en fonction de quotas" ou encore réclamer la construction du réacteur nucléaire EPR. Sans oublier le haut-le-coeur qu'il a provoqué dans le landerneau du PS lorsqu'il a évoqué la possibilité "de faire un bout de chemin avec la majorité, à condition qu'elle nous entende" sur la justice, l'immigration ou la lutte contre la criminalité. Fermez le ban.
Né à Barcelone, fils d'un artiste peintre espagnol réfugié en France où il fit vivre non sans mal sa famille, ce diplômé d'histoire a grandi dans un milieu "catholique, républicain et catalaniste". En 1980, à 17 ans, il adhère au PS - "J'y suis allé pour Rocard", dit-il -, où il débute une carrière d'apparatchik dévoué à la deuxième gauche. "Dans les années 1980, se souvient-il, j'avais déjà l'habitude d'entendre des noms d'oiseaux : social-démocrate, représentant de la gauche américaine ou suppôt d'Arafat."
Manuel Valls a depuis longtemps tracé un sillon bien à lui. Lors des émeutes de l'automne 2005, il fut le seul socialiste à s'abstenir de critiquer l'instauration du couvre-feu. Il s'est également opposé - au nom de la "résistance à la ghettoïsation d'un quartier" - à l'installation d'un supermarché halal dans sa commune. A Matignon, chargé des relations avec le Parlement au temps de Michel Rocard, il devient, en 1997, conseiller pour la communication du premier ministre Lionel Jospin. Cette position lui permet de nouer des liens avec les ténors du New Labour de Tony Blair, à un moment où les deux chefs de gouvernement tentent mutuellement de s'apprivoiser. Pour Manuel Valls, "blairisme" ne sera jamais un gros mot ni un concept auquel la gauche devrait être allergique. Partisan d'un "social-libéralisme à la française", il considère que l'on se trompe sur le centre de gravité du PS. "La base militante est beaucoup plus en avance - plus réaliste, si l'on préfère - que ne le pense la Rue de Solférino", assure-t-il.
Ses offensives menées sabre au clair contre "le consensus mou", imposé selon lui par François Hollande - "A cause de lui, depuis cinq ans, le PS n'a pas délibéré" - ont permis à Manuel Valls de se bâtir une notoriété qui fait des jaloux parmi les quadras socialistes. "Dès que l'on se trouve en décalage, on devient plus audible", concède-t-il. Ces coups de boutoir lui valent l'accusation d'être "droitier", ce dont il dit ne guère se soucier, mais aussi celle de passer pour un homme seul, ce qui lui semble plus pesant.
"L'amitié que j'éprouve pour lui ne m'empêche pas de le désavouer sur le fond comme sur la méthode. Manuel est en train de s'isoler", considère Arnaud Montebourg. "C'est un maire dynamique et un gros bosseur, mais sa façon de faire est brutale et trop personnelle", juge son voisin Thierry Mandon, autre député de l'Essonne et maire de Ris-Orangis. Selon ses détracteurs, Manuel Valls serait condamné au mieux à camper aux marges du parti - sans plus d'influence que son antithèse Jean-Luc Mélenchon, en compagnie duquel il s'est abstenu, mais pour des motifs diamétralement opposés, lors du vote du bureau national consacré à la réforme des régimes spéciaux de retraite - au pire à endosser le rôle de repoussoir.
"Lorsque je parle autorité et travail devant les militants du Pas-de-Calais, du Finistère, d'Ardèche ou de Savoie, je ne me fais pas siffler", rétorque le maire d'Evry. Il se verrait bien occuper l'espace politique créé par l'émergence de ce que certains sociologues appellent les "libéraux autoritaires", ces électeurs issus des couches moyennes et ouvrières, socialement fragilisées, sensibles à des thématiques préemptées par la droite mais disposées à voter pour la gauche.
S'il ne déteste pas être cité parmi la génération montante des rénovateurs, Manuel Valls ne cherche pas à s'intégrer dans un collectif défini par son âge. Il vient de porter sur les fonts baptismaux son propre groupe de réflexion intitulé "Cercle 21, Gauche et modernité". Il ne s'agit pas - encore ? - d'un nouveau courant, mais d'un lieu de réflexion extérieur au PS, doté d'un conseil scientifique qui organisera des colloques "ouverts sur l'extérieur". Objectif : "Redonner une identité à la gauche, adaptée au monde."
Avec Michel Rocard et Lionel Jospin - les deux bonnes fées qui se sont penchées sur sa carrière et lui ont permis de quitter les rives peu hospitalières d'Argenteuil pour rejoindre l'Essonne, où il a su faire sa pelote - Manuel Valls partage une certaine austérité et un goût pour la théorisation. Ce quadragénaire aux allures de jeune premier, toujours vêtu avec élégance mais pas vraiment doté d'un grand sens de l'humour, pratique l'art de la provocation avec méthode plutôt que jubilation. "Social-libéralisme" oblige, il s'intéresse d'abord "à ce qui marche". C'est ainsi que, fin août, il a encore provoqué des vagues en déclarant que "l'hyper-présence" de Nicolas Sarkozy - qui lui a proposé, en vain, un poste dans le gouvernement Fillon - ne le choquait pas. "Malgré tout ce qu'on peut lui reprocher, Sarkozy a su mettre le pays en tension. Nous, socialistes, nous n'intéressons plus, nous ne parvenons plus à créer le débat", déplore-t-il. "Pourquoi n'aurais-je pas le droit de construire une relation avec l'opinion ? Pourquoi devrait-il y avoir des sujets tabous ?" Comme le président de la République, Manuel Valls s'exprime souvent sur le mode auto-interrogatif. Pour autant, le jeune homme pressé de la gauche n'en a pas encore fait un tic de langage...